30 janvier, 2007

Extrait de "Vue d'enfant, vie d'adulte"

Voilà, il recommençait. Pourtant je faisais tout pour ne pas entendre. Mes mains plaquées sur mes oreilles, je me tenais à genoux, dans ma chambre, fermant les yeux très forts et priant ma bonne étoile. Je l’entendais, pourtant. Il recommençait.

Je devais prendre mon courage à deux mains… Malgré la peur qu’il m’inspirait. Je décidais alors d’aller sans faire de bruit, le plus doucement possible, près de la rampe du haut de l’escalier, pour l’écouter.

Des raclements. De la vaisselle brisée, suivie de cris rauques. J’avais une peur terrible d’apercevoir l’irréparable, et pourtant, oui pourtant, mes yeux étaient grands ouverts. Je n’avais pas envie, pas vraiment, mais je devais voir… Je devais le voir pour m’en rendre compte. Il allait peut-être se faire mal, il allait peut-être dormir sur le sol, comme ça lui arrivait parfois.

La maison était vide, hormis Papa et moi. A pas de loups, je descendis l’escalier de bois, tout doucement pour ne pas le faire craquer. Je l’entendais parler tout seul. Ses mots étaient saccadés, ses phrases indistinctes. On aurait dit qu’il avait quelque chose dans la bouche. J’ai pensé à du coton. Comment pouvait-il avaler du coton ? Et puis j’ai compris. Il n’y avait pas de coton, sa voix s’était transformée avec l’alcool et les médicaments. Pâteuse, un peu étouffée, et plus grave qu’à l’ordinaire. Ce n’était pas la voix de mon Papa, ce n’était pas la même voix que d’habitude. Pourtant, elle y ressemblait étrangement…

En bas de l’escalier, toujours à pas feutrés, j’avançais méthodiquement, pas à pas, les jambes flageolantes, le cœur cognant fort dans ma poitrine. Les bruits de verre continuaient ; ça clique tiquait par saccade, et puis soudain, un rire dément se fit entendre. Le serpent de la peur glissa le long de ma colonne vertébrale, et un goût de bile me vint dans la bouche. Je plaquais mes mains sur mes lèvres, les deux, très fort. Et je continuais d’avancer. Je longeais le mur crépis blanc, les yeux remplis de terreur, m’attendant à chaque instant à trouver mon Papa agonisant.

Je le vis soudain, éclat de cauchemar.

Allongé sur les carreaux de la cuisine, nu, la tête renversée sur le côté, presque sous la table. Il essayait de tourner son visage et de se relever mais n’y arrivait pas. Il fouettait l’air de ses bras, tentant désespérément de se mettre debout. Et il riait, riait, à gorge déployée. Quand il ne riait pas, il mâchait des mots indigestes, la bouche cotonneuse grande ouverte, un filet de bave coulant sur son menton, l’haleine empestant l’alcool et les gitanes. Autour de lui, de la vaisselle cassée était éparpillée, créant une auréole de porcelaine de part et d’autre de son visage. Il ne semblait pas s’en soucier, il continuer de fouetter l’air de ses bras, parfois de ses jambes, et sa nudité formait un tableau tellement grotesque que ma peur disparue, laissant place à un profond sentiment de colère.

Je me précipitais vers lui en hurlant :

« Papa ! Mais qu’est-ce que tu fais ? Tu es malade ! Vas dans ton lit !
- Bé… Dou… ? ‘Ai cass…ssé… la vaièlleeeee… Les… ailletteeeees sont… cass…ssées…
- Je vois que les assiettes sont cassées ! Mais s’il te plaît, va te coucher ! S’il te plaît !
- ‘E… peux… pas, Bé…Dou… »

J’allais vers lui, et bien que son corps rempli d’alcool me répugnait, décidée, je le tirai par le bras pour l’aider à se relever. Peine perdue. Il était trop lourd pour moi. Je devenais rouge à force d’essayer, et Papa finissait par rire de son rire de dément avant de retomber lourdement sur le carrelage, s’enfonçant par ci par là de minuscules morceaux de porcelaine dans son dos nu.

Ma tête bourdonnait, je pensais à toute allure. Maman, que va dire Maman ? Et si je n’y arrivais pas ? Et s’il avait avalé trop de comprimés ? Et s’il allait vomir ? Ou pire encore… Je ne voulais pas trop y penser, mais c’était plus fort que moi, tout tournait autour de moi. J’avais l’impression de tomber dans un gouffre sans fond.

Partir, partir loin… Sortir de la cuisine, se retrouver sur la terrasse, courir au fond du jardin, aller retrouver mes pigeons, prendre Noiraud, le laisser se blottir dans mon cou… Ou simplement écouter les cigales, assise, comme d’habitude, sur le tronc d’arbre coupé, avec mon livre sur les genoux. Et puis, enfin, savourer cette fin de journée de printemps qui avait si bien commencé. Oublier, en somme… Se serait si facile ! Impossible. Voilà le mot qui me trottait dans la tête. Impossible, c’est impossible d’oublier. Ce sera à jamais dans ma mémoire, noir sur blanc, coincé dans mon cerveau sans option de retour. Papa nu, affalé sur le sol, la tête entourée de vaisselle brisée, gigotant et riant comme un nouveau né, les yeux fous.

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