30 novembre, 2005

Près du MOI de la lampe

Pour la petite histoire, je tiens à raconter comment m'est venue l'idée de rédiger cette mini-nouvelle. Je voulais écrire à partir d'un objet, sans intérêt de surcroît. Une lampe apparaît alors dans mon esprit... Je vais sur google images, et je tape le mot : lampe. Et voici celle qui inspira le texte qui suit.





Près du MOI de la lampe

On aurait dit un photophore pour enfant. D’une jolie couleur chaude d’aurore, il n’était pas très haut. D’habillage quadrillé pas très régulier non plus. C’était une lampe ô combien ordinaire, posée sur un bout de planche en bois de pin teinté qui lui servait de bureau la nuit, lors de ses nombreuses insomnies. Un petit tube rempli de cachets blancs la frôlait presque.

Elle s’approchait doucement, vêtue d’une longue chemise blanche, vaporeuse, tellement fine qu’elle en devenait transparente. Elle s’en moquait éperdument. Un cahier aux pages jaunies était posé sur le bureau, près de la lampe. Parfois, elle l’ouvrait. Parfois non. Elle s’asseyait sur sa chaise ordinaire en paille dégarnie, posée juste devant elle et restait là, à contempler ce cahier aux pages jaunies, presque dans le noir, dans la lumière diffuse et dorée du photophore quadrillé. Elle remarquait à peine les jolis dessins d’ombre qui dansaient sur le mur, tout autour d’elle. Ses yeux étaient rivés sur le cahier, sur sa couverture cartonnée bleu pétrole où elle avait inscrit au marqueur indélébile sur la largeur : MOI, en grosses lettres noires et maladroites.

Elle passait souvent plusieurs minutes, quelquefois une heure, à contempler son MOI, ses lettres géantes, ce gribouillis noir. Aussi, remarquait-elle des petites choses insignifiantes. Le M montait un peu de travers, et penchait légèrement vers la droite. Le marqueur n’était pas assez prononcé par endroit ; des traces blanchâtres apparaissaient ici et là. Le O était pointu, mince et triste. Le I, un bâton droit un peu tremblant, érigé effrontément malgré tout, dépassant les deux autres lettres de deux bons centimètres. Un minuscule point, à peine visible, se balançait au-dessus.

Elle restait là à observer son MOI, à tenter de percer les secrets bas-fonds de son âme, à y puiser le courage d’ouvrir le cahier, peut être d’y rajouter quelques notes. Quelquefois, elle y arrivait, au prix d’incroyables efforts. Les pages alors se succédaient, son écriture fine apparaissait, doucement semblait-il, pour la préparer à ce long voyage à bord de son inconscient.

D’humeur joyeuse, elle relisait passionnément ses écrits comme si c’était la première fois. Elle en dévorait les mots, regardait danser les phrases, s’extasiait devant tant de cohérence, tant d’ingéniosité, tant d’imagination. Elle admirait l’esthétique de l’écriture, ses lettres rondes et chaleureuses, ses boucles fines. L’encre brillante.

D’humeur maussade, elle rechignait à lire ses textes, sautait des paragraphes, raturait un bout de ligne, grimaçait d’horreur devant tant de laideur. L’écriture était comme un affront à son regard épuré.

Et elle soupirait. Irrémédiablement. Qu’elle soit d’humeur joyeuse ou d’humeur maussade, elle finissait toujours par soupirer, par laisser couler une ou deux larmes. Elle abandonnait alors son cahier : le refermait, et restait là, les bras ballants, le regard mouillé dans le vide de cette couverture cartonnée posé sur son MOI devenu inaccessible, désormais.

Elle avait su la veille que ce soir était le dernier soir ; le moment où jamais pour elle de noter ses pensées, la dernière fois où elle pourrait voir naître ses mots. Un peu hébétée, elle n’avait pas l’impression que c’était grave. Une heure grave. Elle aurait même pu en sourire, si son attention n’était déjà focalisée sur son cahier. Le MOI en lettres grasses et noires semblait s’étioler à la lumière chaude du photophore. Elle fut prise d’une irrépressible envie de rire à la vue de ce titre pompeux et grotesque. Quelle ironie de se détester autant et de nommer son journal ainsi…

Ses yeux se tournèrent légèrement sur la gauche, et se posèrent malgré elle sur le quadrillage lumineux de la lampe. Elle en suivit le contours des yeux, effleura de son index la surface poussiéreuse et s’arrêta net à la vue du petit tube, juste à côté. Ses yeux s’agrandirent de stupéfaction. Elle savait, pourtant… C’était le dernier soir.

Lorsqu’elle déboucha le tube, le couvercle roula et tomba du bureau pour atterrir près de ses chaussures vernis, sur le tapis oriental qui ornait le sol de sa chambre. Elle en renversa le contenu sur son cahier et fixa les petites pastilles blanches immaculées d’un regard absent. On aurait dit des bonbons à la menthe forte. Elle pouvait presque en sentir le goût dans sa bouche. Elle grimaça. Elle les compta soigneusement. Le tube en contenait vingt. Un compte rond, comme les cachets blancs. Elle se surprit à sourire. Un sourire timide qui étirait ses lèvres pâles et faisait apparaître de minuscules dents, légèrement écartées sur le devant.

Elle ouvrit soudain sa bouche en grand en penchant sa tête en arrière. De sa main gauche, méthodiquement, elle fit glisser un à un les cachets blancs, les avalant ainsi, sans la moindre goutte d’eau, manquant quelquefois de s’étouffer, se reprenant, concentrée. Coincés au fond de sa gorge, les comprimés la faisaient déglutir, sans arrêt. Elle fut prise de tremblements, tenta de les régurgiter, et, dans un élan de panique, fit de larges moulinets avec ses bras. Son cœur battait à tout rompre, dans sa poitrine, dans ses jambes, cognait dans sa tête.

Peine perdue. Ses yeux larmoyants se posèrent sur son MOI, sur les lettres noires tracées à la va vite, irrégulières, macabres, qui semblaient reposer enfin sur la couverture bleue pétrole du cahier transformée en linceul. Elle voulait écrire une dernière fois. Une toute dernière fois.

Elle voulu pousser un cri mais n’en fut pas capable. Un son amer lui écorcha les lèvres. Elle prit soudain son cahier, le déchira de toutes ses forces, page après page. Elle commençait à apercevoir des lueurs dorées dans sa tête. Des lueurs entrecoupées de flash noirs. Des flashs noirs de plus en plus longs, de plus en plus profonds… Ses yeux se fermaient malgré elle, malgré son envie de vomir, malgré son besoin d’écrire avorté à tout jamais.

Elle s’écroula sur son bureau, les yeux ouverts, fixés sur le photophore aux couleurs de l’aurore. On aurait dit un photophore pour enfant.

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