16 avril, 2005

Je l'ai vu...

Entendant du bruit dans le hall d’entrée du rez-de-chaussée, je m’avançais à pas feutrés pour écouter. Je l’ai vu du haut de l’escalier, les yeux agrandis de surprise.

J’étais accroupie, les mains plaquées sur la rampe de bois vernis. J’ai vu sa jupe ample et mousseuse flotter autour d’elle. Son sourire éclatant. J’imaginais le parfum de fleurs qui émanait de son cou ambre si doux. J’ai vu tout ça. J’aurai pu sourire, oui. Je m’apprêtais même à le faire. C’est alors que je l’ai vu, lui. Je n’aurai pas pu l’imaginer, même dans mes cauchemars les plus horribles. Tant de disgrâce dans une même personne... La laideur incarnée. Des cheveux gris, coupés courts. Ils paraissaient sales. D’habitude, les cheveux d’argent ne me révulsent pas, bien au contraire. Ils représentent la bonté, la sagesse, les parcs d’attraction, l’odeur d’un gâteau au chocolat bien gonflé et les histoires d’ogres, de princesses ou même de lutins. Ils représentent les vacances en Espagne, les cadeaux d’anniversaire, les noëls au pied du sapin enneigé, la sécurité, la tendresse.

Pas à ce moment-là. Ces cheveux gris-là reflétaient le comble de l’horreur, surtout lorsque je les vis se mêler aux siens, d’un noir d'ébène. Ce noir si intense se troubla d’un seul coup, comme mêlé de sang. Le rouge s’était mué en gris souris.

Je plaquais l’une de mes mains sur ma bouche, l’autre se crispant sur la rampe d’escalier. J’avais les mains moites, les jambes en coton, le cœur qui s’affolait contre ma poitrine. Une fine pellicule de sueur glacée menaçait de se transformer en gouttes salées. Je n’y prêtais pas attention. J’en étais bien incapable. J’avais les yeux rivés sur ces chevelures mêlées, sur ce bras masculin qui l’entourait, elle, si belle dans sa robe surannée... Comment osait-il… Ce bras velu, pourtant si blanc… Avant de le voir, lui, cet être infâme, cette couleur évoquait pour moi la pureté du lait, d’une robe de mariée ou un duvet d’hirondelles. J’avais l’impression que cette pilosité foncée qui le recouvrait était un signe du destin. Son bras blanc souillé par ses poils immondes me donnait raison. Ils appartenaient à la plus vile créature que je connaissais : lui, cet homme, qui osait la frôler de son bras. Qui la caressait, à présent. Des larmes d’angoisse perlèrent dans mes yeux. Je ne les chassais pas. Si seulement les larmes pouvaient nettoyer mon cœur en même temps qu’elles voilaient mes yeux … Je clignais des paupières et les larmes coulèrent, lentement.

J’observais toujours. Je ne pouvais pas m’en empêcher malgré le mal qui s’immisçait au plus profond de moi, irréversiblement, à jamais.

Ses mains calleuses entouraient à présent son visage. Je ne voulais pas qu’il s’approche d’elle. S’il vous plaît mon Dieu. Je serai sage. Je promets. Je promets. Je promets… S’il vous plaît. Pas ça.

Je sanglotais doucement à présent. La main, velue elle aussi, touchait à présent sa bouche, frôlant ses lèvres pleines. Des lèvres rouges, douces, bien dessinées. Je les connaissais si bien, ces lèvres. Combien de fois ne les ai-je pas senties sur mon visage ou dans mes cheveux… Elles exhalaient à la fois un parfum de bonbon à la fraise et de glace à la vanille. Ces lèvres m’appartenaient, il n’avait pas le droit de s’en approcher, pas le droit de les frôler. Pas le droit, pas le droit, pas le droit… Mon Dieu. S’il vous plaît. Je promets.

Les larmes s’écrasaient à présent sur mes genoux repliés. Les jointures me faisaient mal, à force de garder cette position accroupie en haut de l’escalier. Je les sentais à peine. Je continuais d’observer, le visage ravagé par le chagrin, le corps pleins de frissons.

Je l’entendais murmurer des phrases incompréhensibles. Il ponctuait chaque fin de phrase d’un baiser. Elle tendait son front, sa joue, son cou, l’autre joue, puis la bouche. Mon cœur allait sans doute exploser, me délivrant ainsi de cette vision abominable. Je ne voulais plus les voir. Pourtant, malgré moi, je continuais à observer, tapi près de la rampe d’escalier.

J’apercevais l’homme, j’apercevais ses yeux. Un regard acéré, d’un bleu gris acier. Une couleur claire abominable, froide, une couleur à donner des frissons dans le dos.

Il se penchait, entourait son corps si frêle, si délicat de ses bras velus. Elle ne répondait pas à ses caresses, se contentant de les accepter en souriant, sans rien dire. Ce sourire me fit l’effet d’un poignard dans le ventre. Il descendit ses mains le long de son dos cambré, dénudé, frôlant ses reins, soulevant un pan de sa jupe, glissant sa main dessous tel un serpent.

Mes yeux s’agrandirent d’horreur. Comment osait-il ? Laisse-là tranquille, tu ne sais pas qu’elle m’appartient ? Regarde-là. Comment une femme si belle, si menue, si douce et si gentille pourrait aimer un homme aux cheveux gris tel que toi ? Elle est toute petite, elle n’aime pas les géants. Elle sort d’un conte de fée rempli de princes. Je suis là, moi. Pour elle. Et elle a toujours été là pour moi. Et, malgré tous les baisers que tu lui donnes, malgré toutes les caresses, elle restera toujours près de moi. Elle m’aime. Elle m’aime. Elle m’aime…

Mes pensées moururent d’un seul coup lorsque je la vis répondre à ses caresses. Elle, si douce. Mon amour, dans les bras d’un autre, entre ces mains calleuses. Je la vis offerte, vibrante, passionnée, se mettant sur la pointe des pieds pour arriver à sa bouche.

Mon Dieu, je promets… Non, ne fais pas ça. C’est un loup. Un ogre. Un monstre. Tu les connais pourtant, tu me les décrivais si bien, dans la pénombre de ma chambre, ces longues nuit où je ne pouvais pas dormir, terrassé par un mauvais rhume. On n’oublie pas ces choses-là. On ne doit pas changer d’avis à propos des monstres. On ne doit pas les aimer. Un monstre, c’est répugnant, c’est laid. J’ai un nœud dans le ventre. J’ai les yeux brouillés de larmes. Où est passée la beauté de ton visage, quand tu me regardais, lorsque je faisais semblant de dormir ? Je suis entrain de te perdre. Tout est de sa faute, à cet homme aux cheveux gris, cet homme aux yeux clairs. Il t’a volé à moi.

J’avais envie de gémir, de crier, de hurler son prénom. Ne fais pas ça ! S’il te plaît, ne fais pas ça. S’il te plaît.

Maman.

5 commentaires:

Hypérion a dit…

Toujours dur de découvrir ses héros parentaux comme des êtres humains. N'en deviennent ils pas encore plus chers à nos coeurs?

Une fan du Petit Prince a dit…

Oui... Et de plus en plus avec le temps. Merci du p'tit mot, m'sieur.

Lauren a dit…

c'est fou... quelle maîtrise du suspense et de la narration! ce texte m'a tenu en haleine du début à la fin... Et je suis tombée dans le piège: jusqu'à un certain point, je pensais que le narrateur était un homme, probablement le mari ou le petit ami de la jeune fille espionnée... Bravo, Cherry. C'est très bon!

Nuno Pires a dit…

C'est magnifiquement écrit, ça tient en haleine. J'ai vite envisagé que ce soit un enfant, ça se sent dans le style, mais le doute persiste. Vraiment très beau en tout cas.

Une fan du Petit Prince a dit…

Merci Lauren et Nuno :)