15 avril, 2005

Transparence Opaque

C’est l’aube.
Vas y.
Non, pas encore, j’attends un peu.
A quoi bon ?
Je sais pas. Ça fait un peu peur. Non en fait, t’as raison, j’y vais. L’eau est bonne.

* * *


Les enfants font une ronde, autour d’un grand feu. Ils chantent. C’est la nuit, je peux les voir, je suis au-dessus d’eux. Je vole tout juste au-dessus. J’ai de la musique plein les oreilles ; des roulements de tambour, une guitare sèche. J’entends même un orchestre. La musique me fait mal à la tête. Elle est trop forte, je crie un peu mais ça n’arrange rien. Je ne dois pas me laisser distraire. Un harmonica maintenant. L’ensemble ne va pas du tout. Je dois m’en sortir, m’en sortir… Qu’a dit le médecin ? Je dois m’efforcer de sortir du rêve. Facile… Seulement je veux observer un peu ces enfants. Ça m’intrigue.

Se concentrer sur eux. Juste pour savoir ce qu’ils font, à cette heure de la nuit, dehors. Promis, après je me réveille.

Ils chantent toujours, autour du feu qui crépite et grandit. Leur chant m’enivre, dépasse la musique. Elle s’est éteinte. C’est beau, les couleurs sont chaudes. Mais quelque chose ne va pas. Les enfants, ce sont eux qui ne vont pas. Par moment ils flottent un peu dans l’air, n’utilisent plus leurs jambes. Et ils chantent, mais je ne distingue pas leur bouche. Ils n’ont pas de bouche ! Comment est-ce possible ?

Tu es dans un rêve.

Peut-être pas. Peut-être que ce n’en est pas un, peut-être que je peux voler, que je suis le seul sur terre comme ça. J’ai peur.

Là, tu rêves vraiment.

Et si j’étais un être exceptionnel, capable de déceler ce que les autres ne peuvent pas voir. Le seul à connaître la vérité. Pas comme un géni, mais plutôt comme quelqu’un d’élu… Par un dieu, je suppose. Ça doit bien exister quelque part.

Tu dois te réveiller.

Oui, tu as raison. Tout ça me monte à la tête. C’est la faute de ces enfants, ils n’ont pas de bouche et ne marchent pas vraiment. De quoi déstabiliser n’importe qui. C’est pas ma faute, tu dois bien comprendre ça. Je vais m’approcher du feu.

Pourquoi faire ?

Le toucher. Si je ne me brûle pas, là je me poserai vraiment des questions.



Tu es là ?
Tant pis. Laisse moi, je n’ai pas besoin de toi. Je ne sais même pas pourquoi tu me parles. Je ne sais pas qui tu es.

L’un des enfants s’effondre. Les autres continuent la ronde autour du feu, sans se soucier de la petite forme disloquée se tenant à leurs pieds. Ils l’enjambent avec indifférence. J’écarquille les yeux pour mieux les voir. C’est pire que leur visage sans bouche. Un autre enfant tombe. Il fait un bruit mat, et son bras est tout tordu sous son corps.

Je t’avais prévenu.

Je ne trouve rien à répondre. Je ne peux qu’observer ces enfants, qui tournent sans cesse autour du feu. Une fillette trébuche et tombe à son tour. Puis un autre. Et encore un autre. Petit à petit, il n’en reste que cinq. Ils resserrent la ronde, se rapprochant dangereusement du feu.

Ne regarde pas.

Je ne peux pas me réveiller… Je dois connaître la suite.

Ne regarde pas. Tu dois te réveiller. Ecoute moi. Sors de là.

D’accord… Je dois… Je dois me réveiller. Me réveiller. Je dois me réveiller… Tu as raison depuis le début. Je dois…


Un éclair blanc. Furtif. La couleur du sang qui danse dans mes yeux pourtant fermés. Je peux la voir, elle est unique, rouge et brillante. Elle enveloppe ma tête, déstabilise mes pensées. Je n’aperçois rien d’autre, je ne veux pas ouvrir les yeux. Le rouge envahit mon esprit. Un goût métallique, suivit d’un goût de bile.

Tu dois ouvrir les yeux !

Je… ne peux pas… Je sais qu’ils sont tous morts. Je n’ai pas pu m’en empêcher, j’ai regardé. Je les ai tous vu se jeter dans le feu, tous les cinq. Les uns après les autres ; je les ai vu. Mon Dieu j’ai peur. Et ce qui est pire, c’est l’odeur de la chair qui brûle. Si jeunes et déjà morts… Mais cette odeur…

Ils… Ils ont chanté jusqu’à la fin. Jusqu’au dernier. Des petites voix douces, c’étaient de très jeunes enfants.

Je sais.

Tu ne sais rien du tout.
Tu sais bien que j’ai raison.
Tu n’étais pas là. Moi j’ai tout vu. Depuis le début, je les ai observé en secret. Ils ne savaient pas que j’étais là, bien caché. Derrière la grange, là-bas.
Qu’est-ce que tu en sais ! Je me suis caché, je ne voulais pas leur faire peur. Juste derrière la grange.

Ce sont eux qui t’ont fait peur.

Oui. Ils n’avaient pas de bouche, ils marchaient en chantant vers un feu. N’importe qui aurait eu peur à ma place. Il est tout à fait normal d’avoir peur.

Ce n’est pas la réalité, tu le sais bien.

Je ne te demande pas ton avis. Je l’ai vu. Tout, depuis le début.

Pense à ce que disait le médecin…

Je ne m’en souviens pas. Tu m’ennuies. Retourne d’où tu viens.

Je suis toi.

Je ne sais pas ce que tu dis. Je ne comprends pas. Qui es-tu à la fin ?

Toi.

Comment peux-tu être moi ? Je suis moi, c’est suffisant. Je n’ai pas besoin de toi. J’ai trop de soucis… Les enfants sont morts, tu comprends, et je ne sais pas quoi faire. Tu ne peux rien à tout cela.

Je ne peux rien faire sans ton accord.

Pourquoi veux-tu m’aider ? Je n’ose même pas ouvrir les yeux… Tout est rouge, tout est rempli de sang.

Qui est plein de sang ?

Les enfants. Mais ils ont brûlés, pourtant. Je ne comprends plus rien. Ils sont en cendre, maintenant. Tous. Je les ai vu mourir, les uns après les autres.

Tu me l’as déjà dis.

Mais non. Tu ne m’écoutes pas. Et ils n’avaient pas de bouche. Et je… l’un d’eux se noie ! Ce n’est pas possible... Je l’entends ! Ecoute…

Tu dois te réveiller !

NON ! Je l’entends ! Ecoute… il se débat. Il hurle ! Oh mon Dieu, ma tête… Elle va exploser…
Il est trop tard. Il flotte. Je… je le vois…

Tes yeux sont toujours fermés.

Ecoute le violon… Le corps flotte. C’est un petit garçon. C’est le premier qui s’est jeté dans le feu, pendant que les autres chantaient. Et le tambour maintenant… Tu l’entends ?

Non. Tu dois te réveiller… Sortir de là.

NON ! Je ne suis pas fou. Je sais bien que je le vois. Sa main remonte de temps en temps à la surface de l’eau. Tout brille, scintille. Même sa main blanche. C’est le reflet de la lune sur l’eau. C’est magnifique mais si triste pour ce petit garçon…

Sa bouche…

Il n’en a pas. Je te l’ai déjà dis. Et après c’est moi qui n’ai pas de mémoire…

Justement… Tout cela est dans ta tête. Il faut te réveiller.

Je ne peux pas me réveiller, j’ai presque les yeux ouverts. C’est juste que tout ce rouge me fait vraiment peur. La musique me donne mal au crâne, le tambour est trop fort. La ronde se resserre, les enfants sont tous là. Petits à petits, ils vont tous se tuer ! Je ne peux pas regarder ça une deuxième fois. Ils n’ont pas de bouche. C’est un suicide ! Comment empêcher ça… L’un d’eux gémit, tu l’entends ? Il ne chante pas, il gémit. Je le reconnais, c’est le petit garçon qui est mort noyé. Il… Il me regarde… C’est le premier qui va mourir… Encore une fois…

Il ne peut pas te voir. Tu le sais.

Il me voit. Il me VOIT ! Il me tend les bras… Je vais aller le rejoindre…

NON ! IL NE PEUT PAS TE VOIR ! Réveille toi avant qu’il ne soit trop tard !

S’il ne me voit pas il n’y aura pas de problème. Je serai transparent comme l’eau claire. Il ne pourra rien m’arriver.



La musique est assourdissante. Du piano et du tambour. Ma tête… Je ne t’entends plus… Es-tu toujours là ?

Je reste avec toi jusqu’à la fin.

Je ne sais toujours pas ton nom, mais c’est gentil.

Je suis toi. Je te l’ai déjà dis.

Le petit garçon gémit et s’approche à nouveau des flammes. L’eau… Il flotte… Il n’a pas de bouche. Aide-moi, j’ai peur… Il va mourir, je ne veux pas qu’il meure.

Pour arrêter le cauchemar tu dois te réveiller. Je ne peux pas t’aider plus.

Des barques ? Je vois des barques, elles filent sur l’eau, juste à côté de l’enfant mort. Elles l’évitent. Elles glissent sur l’eau, laissant un sillage argenté à la surface.

Je suis toi. Je te l’ai déjà dis.

Mais qu’est-ce qui m’arrive ? Je vois l’enfant gémissant autour du feu et ses camarades autour. La musique est omniprésente, oppressante… Et voilà l’enfant sur l’eau, noyé. Sa peau a gonflé, elle luit à la clarté de la lune. Sa main fait un léger va et vient à la surface de l’eau. Je peux le voir, même avec les yeux fermés… Je peux le voir. Je… Je… J’ai du mal à parler…

REVEILLE TOI !

Je… ne… peux… plus…


* * *

- Tu sais… L’épilepsie. Il est mort à la suite d’une chute dans le lac. Non… sanglotait Noémie. Il a eu des crises convulsives. Il a perdu conscience. Il n’est jamais revenu à lui. C’est un état de mal épileptique. Après les crises… Il est mort.

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